Pierres (vers et prose)
Ces notes domestiques échappées au jour le jour de la main distraite d’un grand poète et recueillies au siècle suivant par un érudit, Henri Guillemin, s’efforçant de rassembler tout ce qui tomba de papiers volants des instants ailés de Victor Hugo. Ce volume intitulé Pierres (vers et prose) édité aux éditions du Milieu du monde dans les années 1950. On y lit et ceci et cela.
18 juin 1847.
Dialogue entendu. Deux petites filles de douze ans.
– T’es-tu amusée hier chez toi ?
– Non.
– Qu’est-ce qu’on a donc fait toute la soirée ?
– On a lu.
– On a lu ?
– Oui.
– On a lu quoi ?
– Du Casimir Delavigne
– Pfff ! On lit du Casimir Delavigne chez toi ! Chez nous on ne lit que du Victor Hugo !
J’ai entendu cela aux Tuileries de mes deux oreilles.
La fraîcheur d’âme de ce dialogue sous d’autres frondaisons que les nôtres. Ou encore
(1863)
Je suis un homme qui pense à autre chose.
Cet « autre chose » d’où est sortie toute son oeuvre.
Ou encore
Quand j’étais petit, j’ai beaucoup lu. Je me vautrais à même les bibliothèques. J’ai passé mon enfance à plat ventre sur les livres.
On a envie d’ajouter, « couché dans une nuée de syllabes qui s’efforcent de devenir des phrases ». En effet, un peu plus loin cet aveu :
Des rythmes sont en moi …
Des strophes font un bruit d’ailes dans ma pensée.
Et pendant que je vais, ne lisant plus, rêvant
Le livre que je tiens s’effare sous le vent.
Le livre est parsemé de notations de cette sorte, pas écrites pourrait-on dire, mais à peine déposées sur la page. Juste ce qu’il faut de délicatesse pour que la page s’en émeuve. Ainsi de cette simple phrase qui vous plonge dans l’éternité du songe :
Tout bruit écouté longtemps devient une voix.
En cette époque de tapage médiatique on a tellement besoin de confidence, quand la pensée s’amenuise jusqu’au murmure.
Les vrais grands écrivains sont ceux dont la pensée occupe tous les recoins de leur style.
Le style, le seul vrai sujet, qui permet à un livre de devenir une oeuvre. etc.etc.
Tout à l’heure, dans une brillante librairie du boulevard Raspail, je me suis retrouvé au milieu d’une foule de classiques grecs et latins rangés sagement sur leurs étagères et l’impression se fit jour en moi en les feuilletant que je feuilletais aussi mon âme, plus ouverte à la page d’hier qu’à celle d’aujourd’hui. Comme si la légende se mêlait à mes ombres et que la Seine, le temps de descendre le boulevard, allait bientôt charrier pour moi les eaux du Tibre. Un curieux sentiment que je ne parviens pas complètement à exprimer. J’y reviendrai. Est-ce une influence des ruines de Vaisons-la-Romaine où j’ai passé quelques jours ?