Menton 2011, Alger 1849
Une quinzaine de repos à Menton, entre Montaigne et la mer, entre ma lecture perpétuelle des Essais et la vue par la fenêtre de l’hôtel de ces flots apaisés qui retiennent leur élan. J’ai besoin le soir, avant de m’endormir, de me baigner dans cette immense parlerie, pas celle des vagues, mais le flux de ce vieux texte si jeune que je lis au hasard. Une page ou deux, un chapitre. Quand je pense qu’on
a traduit en français moderne une telle grâce, une telle fraîcheur d’âme. Ce ne sont pas les idées de Montaigne qui sont géniales, c’est sa manière de se réveiller dans les mots, le roman de son style, le tour d’inconnu qu’il donne au moindre fait connu.
Puis le hasard, mon maître, m’a fait retrouver dons les tréfonds bien entendu marins de ma bibliothèque une lettre de Jules de Goncourt adressée à son ami d’enfance Louis Passy et postée depuis Alger en 1849.
Alger, ce 24 novembre 49
C’est flatteur, mon cher Louis, de recevoir des lettres datées du pays des dattes, du couscoussou et des Bédouins. […]
Oui, mon cher, embarqué le 5 j’ai touché le 7 la terre d’Afrique et, depuis ce jour, je ne fais que courir Alger, le crayon d’une main, le pinceau de l’autre. C’est te dire que, chez moi, l’artiste est enthousiasmé.
De mes fenêtres je domine la Méditerranée, immense et bleue, bornée tout là-bas par quelques chaînons détachés de l’Atlas; le muezzin se lamente au haut de la mosquée, et j’entends les cris gutturaux des portefaix maures qui remontent des fardeaux, le long de la rue de la Marine. Tu le vois, c’est le triomphe de la couleur locale.
Je crois, mon cher, que les voyageurs ont été créés pour faire concevoir une idée des pays qu’ils visitent. Est-ce un rôle qu’ils remplissent religieusement ? D’après leurs dires, Alger passe pour une ville complètement française, pittoresque comme une sous-préfecture, affublée d’omnibus, de réverbères, de trottoirs, etc., etc., et autres embellissements qui font grincer des dents les peintres et les poètes. Eh bien, c’est un préjugé, un préjugé déshonorant. Il y a trois rues françaises à Alger, tout le reste est Arabe. Sortez des rues Babazoum, Bab-el-Oued, ou de la Marine, montez vers la casbah, vous ne trouvez que des ruelles, des escaliers, des impasses, des culs-de-sacs, des allées, des coupe-gorge incroyables pour un Européen: quelque chose d’inextricable comme un labyrinthe, d’inimaginable comme pittoresque oriental.
Des rues, mon cher, où on ne peut passer qu’une personne de front ! Et tout cela émaillé de costumes… Quels costumes ! Ecoute !
Rues animées par la bigarrure étrange, pittoresque, éblouissante d’une Babel du costume. L’Arabe drapé dans son burnous blanc; – la juive avec la sarma pyramidale; – la Mauresque, fantôme blanc aux yeux étincelants; – le nègre avec son madras jaune, sa chemise à raies bleues; – le Maure à la culotte rouge houppée de bleu, à la veste rouge, au caleçon blanc, aux babouches jaunes; – les enfants israélites, chamarrés de velours et de dorures; le Mahonnais au chapeau pointu à pompons noirs; – le riche Turc au caftan étincelant de broderies; – le zouave – et comme repoussoir à ce dévergondage de couleurs, les plus heurtées et les plus éclatantes, la triste uniformité de nos habits noirs.
Dans ce kaléidoscope de l’habillement humain, pas un seul costume qui se ressemble, tant il y a de variété dans le drapé, dans la coupe, dans l’ornementation de la veste, du haïk, du caftan, du turban, de la sarma, du caleçon, de la calotte […]. Veux-tu un café, le café de la rue de la Girafe?
Cave à arceaux, éclairée par la lueur des quatre veilleuses monstres, garnie de fleurs et de bocaux de poissons rouges, où un récitatif monotone aigrement accompagné d’une guitare, d’un violon et d’un tambourin, berce dans leur rêverie un public d’Arabes, accroupis sur des planches et fumant silencieusement leur chibouk. […]
Nous courons Alger à toutes les heures du jour et de la nuit. Les Arabes sont parfaitement inoffensifs …
Il y a dans ces ruelles des effets de clair de lune prodigieusement beaux, des décors tout faits pour une scène d’égorgement.
Décidément, mon cher, il y a deux villes au monde: Paris et Alger. Paris, la ville de tout le monde, Alger, la ville de l’artiste.
J’aime le ton étonné de Jules de Goncourt, malgré l’ombre de quelques préjugés d’époque. « Ici le cœur n’a pas froid », ajoute-t-il à un autre endroit de sa lettre. Tout est neuf encore pour lui. Alger ou la ville de la virginité de l’œil. A Menton, qui nous était aussi inconnue, devant la même Méditerranée qui bat la même mesure, ce sont bizarrement, à défaut de la bigarrure de la foule, les escaliers qui montent raides dans les hauteurs aveugles des immeubles de la rue Longue qui m’ont frappé à tel point que j’eusse aimé corriger de mots doux la frénétique fureur de leur escalade vers les sommets.