Patrick Reumaux
La rue du Capitaine Chaillou
C’est un bateau pirate. Les Anglais tirent une bordée. Un boulet emporte la tête de l’un des flibustiers. Qu’à cela ne tienne, il la remet. En Algérie, dans le Djebel, le capitaine Chaillou tirait au canon sur les fellaghas. Sur les fellaghas, tirait au canon le capitaine Chaillou… en pyjama.
A ce moment là, quand je l’ai connu, il n’était plus capitaine, mais avait baroudé à la Télévision scolaire pour écrire à coups de canon des feuilletons pédagogiques – il avait une tignasse extraordinaire, des yeux rieurs, parfois très graves, ou presque d’épagneul car il avait de la tendresse à revendre. Cette tignasse … comme je perdais mes cheveux, il m’avait envoyé chez son docteur tignasse, qui m’avait dit : «Vous savez, on ne peut pas faire grand-chose, ça vous ennuie de les perdre ?» J’avais répondu : «Non, je m’en fous.» Et lui : « Parce que votre ami, qui en a à ne savoir qu’en faire, est arrivé l’autre jour avec un cheveu entortillé dans du papier de soie et, d’un air catastrophé, m’a dit ! « Docteur, je suis chauve. »
Il avait de l’allure, mon gros caillou. Je l’ai toujours appelé comme ça, bien qu’il n’ait jamais été gros. Il était plutôt du genre hyper coquet, tout en restant flibustier. Ou, selon l’humeur, forain. Dans ma mémoire flottent des lambeaux de ce langage diabolique qu’il avait inventé, la langue Vaserman. Par exemple : « le nombre des bébés augmente les statistiques ». Ou bien : « On y croise l’athlète au gilet cousu d’or. » C’était lui, évidemment, il avait un côté Anthony Quinn dans La Strada. Et je me demande ce qu’ont pensé les parents Saltiel quand ils ont vu arriver ce forain pédagogue, avant de lui confier leur fille unique. Je ne compterai pas les barres de fer qu’il a tordues. Pour cela, il faudrait compter ses livres. Ceux qu’il a écrits et ceux qu’il a rêvés. Je l’entends encore dire que c’est la même chose.
Michèle et David m’ont demandé de dire quelques mots de notre amitié. Je sais qu’une amitié, cela se vit, je ne sais pas si on peut en parler. Surtout d’une amitié avec un Ogre, mais très gentil au demeurant. Un Ogre bobotarien, pour tout dire. Son courage … mais c’est trop triste.
C’était à Vincennes (Paris VIII). Une salle de papier mâché. Barthes regardait Genette, qui regardait Barthes, qui regardait Genette. Qu’est-ce qu’on va bien pouvoir dire ? En face, Michel, pas tendu, plutôt à l’aise. La thèse : le sentiment géographique. Le sentiment géographique : la thèse. Comme Groucho Marx dans le beau monde : Miss Astrée – Mister Chaillou / Mister Chaillou – Miss Astrée. Qu’est-ce qu’on va bien pourvoir dire? Le visage de Barthes s’éclaire
– La bibliographie, on va parler de la bibliographie. Et je vais dire tout de suite qu’elle est exhaustive …
– Ah, mais non, Michel proteste, il y a aussi ceci, et ceci, et cela. Et puis, et puis, et puis …
Demain et demain et demain se glisse à pas feutrés,
de jour en jour,
Jusqu’à l’ultime syllabe de la dernière heure…
Félicitations, à l’unanimité du jury. Barthes était ravi du (mauvais) tour joué à l’institution.
Maintenant la banlieue, Le 9/3. C’est l’hiver. Tailladées, les branches des arbres ressemblent à des moignons. Le chauffeur du bus crie : »Cimetière, Section. » Nous sommes à l’IUT de Paris XIII, une sorte de piscine où le savoir glougloute comme dans un chaudron refroidi. Avec ses étudiants, Michel écrit pour Le Monde de l’Education « Le bonhomme de craie, hivernage pédagogique dans les neiges de la Seine Saint-Denis», un feuilleton (décidément, il a la rage). Ses étudiants l’adorent, pas tous évidemment, il y en a qui pensent qu’il est fou. Ils n’ont pas tort. Il est fou, mais de littérature, et même incurable. Un écrivain, disait-il, « c’est quelqu’un qui a des globules d’encre. »
Malgré la rage d’enseigner – pour ne rien dire de la rage d’écrire – sauf les semaines de lumbago, Michel a découvert, à deux pas du théâtre Gérard Philippe, un restaurant qu’il appelle l’Oasis, tenu par un Méditerranéen bon teint, qui n’en fiche pas une rame et, à l’heure d’affluence, traverse son restaurant, l’air affairé, en vociférant : « Laissez passer le travail, laissez passer le travail !»
C’est là, à l’Oasis, pendant dix ans … quinze ans … vingt ans … je ne sais plus, que j’ai vu l’enchanteur à l’œuvre et que je suis devenu son complice. Pas l’enchanteur de Nabokov, plutôt celui de Shakespeare, Prospéro, qui enseigna à Michel les vertus magiques du sommeil. Car cet Ogre dévorateur, le gros caillou, était un mangeur de sommeil. Il dévorait le sommeil des livres et, d’un coup de baguette, les réveillait.
Il réveillait des siècles entiers, celui de Montaigne où il fut domestique, le dix-septième où il devint marquis poudré – il était désolé car la perruque ne lui allait pas, un jour qu’il faisait un bout d’essai en perruque, on lui dit : « Non, pas vous. » le dix-septième, oui, où il partit en Twingo sur les routes de France, avec Michèle et son gamin qui grainait « mais enfin, David, arrête de piétiner ton appareil dentaire, ça coûte une fortune, ces machins-là » entendant, dans le moteur de la voiture, sur les routes de porcelaine, grincer les roues des diligences, regardant et notant ce que personne n’avait jamais regardé ni noté. L’art de Michel, finalement : prendre un bâton, l’enfourcher et partir au galop. Ecrire avec rien. Avec le rien de milliers de livres évanouis.
L’Oasis. Il y avait des jours où la flibuste le reprenait. On larguait les voiles. Pirate à bâbord ! Stevenson, tiens-toi bien … sans parler des collègues … qu’on mettait aux fers. Des jours où on était ambassadeurs, ou vice-consuls, vice-rois ou lieutenants-colonels : avec cinq galons d’or, dont deux d’argent. Ce qui était bien, c’est qu’on était toujours ensemble, toujours tous les deux.
Et puis les jours de complot. Mais oui … la carrière, le pouvoir, la notoriété. Michel était un Othello magnifique. Il me restait à jouer Iago, qui est un rôle, vous en conviendrez, un peu … ingrat. Le résultat est facile à deviner : sur le plan de l’intrigue, nous étions, lui et moi, d’une insigne nullité.
Mais il faut que je parle des Jean Pierre. Monsieur et madame Jean Pierre, rencontrés à l’Oasis. Comme Michel parlait à tout le monde, il leur avait parlé. Ils avaient une petite entreprise de je ne sais quoi, dans le coin. Une maison de campagne, un bateau pour filer en Grèce, l’été, une fille aussi, je crois. Ce que Michel a fait aux Jean Pierre, entre midi et deux heures, quatre Vendredi de suite, c’est inimaginable. Il leur a dit que leur maison de campagne n’était pas à la campagne, que leur bateau n’était pas un bateau et que leur Grèce n’était pas la Grèce. Il leur a, sous mes yeux, totalement réinventé une vie, ce matamore ébouriffé.
Les Jean Pierre étaient stupéfaits. Quand j’arrivais le premier à l’Oasis, ils disaient : « Ben alors, votre ami … ça alors, si quelqu’un nous avait dit ça ». Et puis Michel en a eu assez. Il fallait qu’on arrive à l’Oasis avant les Jean Pierre et qu’on parte quand ils arrivaient … ou qu’on arrive après eux, une fois qu’ils étaient partis. Ce qui compliquait un peu les choses. Se réinventer une vie, c’est ce que Michel n’a cessé de faire. Il s’est réinventé lui-même, et puis toute une famille, qui n’a cessé de grandir, il a ressuscité une généalogie. Là-bas, à Nantes, ou quelque part entre deux Bretagne, dans une petite Egypte dont il a seul la carte – avec Donval et celle, inoubliable, qu’il appelle toujours « ma jeune mère » et tante Mimi, et la cigale populaire, et les mystérieux Canoby. C’est un enfant perdu dans le noir qui, avec un tout petit instrument, son âme, se joue une ritournelle de gitan. Et puis c’est un homme qui marche. Qui tourne le dos aux ors de la République et part sur la route. Il y est toujours.
Comme je ne pouvais pas m’arrêter pour la Mort
Elle s’est gentiment arrêtée pour moi.
Dans l’attelage, seulement nous deux
– Et l’Immortalité.
Nous conduisions lentement – rien ne La pressait
J’avais mis de côté
Mes pensums, mes passe-temps aussi
– Vu Sa Civilité.
Nous avons passé l’Ecole, où les Enfants disputaient
Dans un Coin – de la Cour –
Nous avons passé les Champs de Blé Levé
– Nous avons passé le Soleil couchant –
Ou plutôt Lui nous a passés …
Depuis lors – des Siècles – mais chacun
Est moins long que le jour où la première fois
J’ai soupçonné que les Têtes des Chevaux
Guettaient l’Eternité.