Jean Védrines
Je voudrais dire quelques mots pour Michel, l’ami Michel. Et puis pour Michèle et David.
Tant pis si je suis un peu hésitant, peut-être que Michel ne m’en voudrait pas trop, lui qui était si sensible, toujours ému, dans son extrême gentillesse, par les gaucheries, les maladresses de ses amis, où il voyait, toujours par affection bien sûr, une manière de parler littéraire.
Nous sommes touchés à vif. Juste après la mort de Montaigne, un de ses amis avait écrit : « Je suis touché à vif. » Michel le rappelle dans Domestique chez Montaigne. À vif, parce qu’on sait que sa parole, ses romans étaient vifs, c’est-à-dire bien plus que vivants. D’une certaine manière, ce vif-là va nous aider parce que Michel, on peut dire qu’il s’est bien occupé de nous, depuis son premier livre, Jonathamour, en 1968. Il nous a préparés, initiés à la parole vive, à la sienne, et à celle de beaucoup d’autres.
On est sûrement nombreux ici à l’avoir d’abord lu avant de le rencontrer. Mais dès qu’on avait ouvert un de ses romans, on avait entendu sa voix, et je me rappelle la certitude que j’ai eue les premières fois où je l’ai vu, que cette stature dans la rue, cette fougue, ce beau visage sous les boucles, c’était l’homme de cette voix. Ce qui frappait, c’est qu’elle ne ressemblait pas du tout, et qu’elle n’a jamais ressemblé aux voix de ses contemporains. Pas étonnant pour celui qui rappelait volontiers combien il était solitaire : en amitié littéraire avec beaucoup de gens, vivants et morts, mais dans la solitude heureuse de cette voix.
Juste après Jonathamour, ma génération a découvert Le Sentiment géographique, puis Domestique chez Montaigne, et on a tous été frappés par la beauté de ses phrases, qui s’allongeaient incroyablement vers leur ombre portée, comme dans ses derniers romans, La Fuite en Égypte et L’Hypothèse de l’ombre. Je n’avais pas lu Honoré d’Urfé, je ne connaissais pas le Forez, mais il semblait que Michel nous parlait à l’oreille, nous murmurait quelque chose d’essentiel qu’on avait oublié, l’écho rêvé des phrases, de la langue du XVIIe siècle, comme s’il tenait la note d’un auteur ancien, reprenait sa musique. Avec précaution, toujours, humilité devant ces voix-là, puisqu’il précisait qu’il ne s’était pas mis à la place de Montaigne, mais beaucoup plus bas, à celle de son domestique.
Plus extraordinaire : cette voix s’entend dans ses leçons de lecture, La Fleur des rues, La petite Vertu, deux livres à quatre mains, sa propre voix mêlée à celle de Michèle, « attendrie par elle », disait-il. On retrouve son commerce avec les Anciens dans tous ses livres, dont L’Éloge du démodé. Il est au café à Vavin : « Qui, en dehors de ma personne, dans cet établissement au long comptoir d’un métallique désespérant, pourrait songer à L’Amour passionné de Noémie, l’œuvre charmante du poète capitaine Marc Papillon de Lasphrise, au nom si démodé, qui vécut au siècle de Montaigne. Et pourtant il se tient à mes côtés, j’ai ses vers en bouche, des vers rimés en 1577. Je les réciterais bien à l’assemblée des chaises vides. Peut-être le coin obscur là-bas, au fond près des toilettes, applaudirait-il, pas l’acerbe barman trop sollicité par le siècle, qui s’affaire devant son percolateur. »
Il parlait comme ça, Michel. Je me rappelle notre première rencontre, au Salon du Livre de Cognac, et mon éblouissement – très intimidé d’ailleurs – à l’entendre parler absolument comme il écrivait, et sans la moindre afféterie. Puisqu’il pensait qu’aucun mot n’est proscrit, qu’ils ont tous une destinée littéraire, il n’y avait pas avec lui de vile conversation, mais du coup, aucune conversation banale. Et ses amis pouvaient s’inquiéter de ce qui se passerait s’il devait appeler un jour EDF ou les impôts. La France fugitive nous a un peu rassurés, où on le voit parfois aux prises avec la réalité, les courses à faire, le plein d’essence. Quand on déjeunait boulevard du Montparnasse, il était assez indifférent à son assiette ou à son verre, mais très vigilant, à l’écoute de ce que disaient le serveur, ses hôtes, ou même, certaines fois, à une bribe échappée du voisinage, dont il faisait aussitôt la matière d’un roman improvisé. Des romans de table, il les appelait. Les visages croisés suscitaient aussi des histoires. Jeune homme, il avait d’ailleurs voulu faire une thèse sur le visage au cinéma.
Certaines de ces bribes de paroles le mettaient aussi en furie. Et on l’a tous connu animé de magnifiques colères, dressé contre la rumeur et la sottise de l’époque, un temps qu’il trouvait lourd, sombre, inquiétant. Nihiliste, en somme, mais ce n’est pas du tout un de ses mots, il sent trop le néant. Comme chez Dostoïevski, Humiliés et offensés, il n’y avait jamais de bassesse dans ses colères, encore moins de ressentiment : la preuve par 1945, le récit foudroyé de la tragédie qu’a vécue sa mère à la Libération.
Dix ans après le début de nos conversations, il m’a fait un très beau cadeau. Il a souhaité qu’on fasse des entretiens littéraires qui seraient un peu ses mémoires, sa vie son œuvre. On s’est donné rendez-vous un après-midi par semaine pendant trois mois. On avait décidé de suivre un fil rouge très simple, le plus ténu possible, la chronologie. Enfin, il avait aussitôt précisé : « L’à-peu-près de la chronologie. » Il me disait qu’on allait la semaine suivante s’en tenir à telle période de sa vie. Mais sa parole était toujours indisciplinée, sauvage, il était à l’étroit dans le prévu, l’escompté, l’attendu. Un jour on était censés aborder les livres de l’enfance. Il a assez vite expédié le sujet, s’est à peine embarrassé d’une transition : « C’est vers ce moment-là que j’ai commencé de lire Chateaubriand… » Et il a bondi dans les Mémoires d’Outre-tombe, pour une heure ou deux, admirables.
Il parlait beaucoup, et très longuement, de ses amis. On le lit souvent hélant ceux qu’il aime depuis les rivages de la parole littéraire, rappelant même les noms de certains de ses professeurs, de gens qu’il avait entrevus brièvement… Si bien que j’ai d’abord connu nombre de ses amis comme d’entre les pages d’un livre, par les récits, portraits qu’il en faisait. Ces dernières années, il évoquait souvent ceux de l’Académie de Bretagne, sa vive tendresse. Et l’amour aussi, pour Michèle, un de ses doux sujets, et David, « sa main emmêlée de piano », écrira-t-il dans La France fugitive. Il y avait quelque chose de la grandeur et de l’héroïsme de l’enfant dans sa manière d’être, son caractère entier. Il a beaucoup écrit là-dessus : l’enfant qu’il était demeuré, les vies rêvées de Samuel Canoby. Aussi voudrais-je lire un de ses plus beaux textes sur la création littéraire, le retour en enfance qu’elle suppose :« Comme un enfant dans le noir » (Penser, rêver, pp. 118-119)
La cérémonie du 16 décembre 2013