Le Sentiment géographique

Gallimard 1976, « L´imaginaire » 1989

Manuscrit donné au Département des manuscrits de la Bibliothèque nationale.

4e de couverture

Ecrire comme on tâtonne, frissonne, entrer par effraction dans la nuit de la langue, pressentir un espace, des sites à reconnaître de mémoire c’est cela le sentiment géographique, sentiment que toute rêverie apporte sa terre, ici celle du Forez, basse plaine entre Roanne et Saint-Etienne, basse prose qui s’élabore à partir des trois premières pages de L’Astrée, roman dix-septième siècle d’Honoré d’Urfé, premier berger (j’allais dire écrivain) à s’engourdir de son troupeau (ne compte-t-on pas les moutons pour s’endormir?), à se couvrir de sa laine pour accéder au sommeil levant d’une fable dont l’herbe pousse, l’eau déborde (le rut des ruisseaux qui s’accélèrent), histoire de nous-même lisant, marchant, ruminant notre lecture d’un pays aussi un livre, région intime qu’écornent les pierres, le soupçon divagant d’un horizon reporté perpétuel à la phrase prochaine.

M.C.

Extrait (première page)

J’aimerais parler d’un livre, l’Astrée, très lu sous Louis XIII, je souhaiterais qu’il fût pays, pays avec villages et collines, hameaux et fermes isolées, pays que les pas peuvent atteindre et les troupeaux investir, mais les prés restent à leur place entre Roanne et Saint-Etienne et la lecture n’est pas la marche, à première vue.Tourner la difficulté au lieu du bosquet (passez-moi le mot vous aurez les branches vives), en rire comme d’une idée de sommeil (allongée en ellipse du sud au nord, la plaine du Forez, lieu-dit de l’Astrée, est d’ailleurs un lit, bientôt le vôtre, le lit d’un lac dissipé depuis le tertiaire, le prouvent, outre l’analyse des sols (oligocène recouvert d’alluvions), la tournure flottée des Foréziens, leur indolence qui garde en mémoire le fil de l’onde), si cela se nomme sommeil cette permanente impression en lisant d’ouïr des paysages : l’arbre glissant dans l’arbre, la rivière dans ses eaux (le Lignon se jetant en Loire à Feurs, 6 692 habitants, y perdant son nom propre, écrit Honoré d’Urfé, l’auteur de l’Astrée), croire à un leurre montant de la troupe des syllabes (l’Astrée a ses mirages, son espace moutonnant, poissonnant où des ombres au fin fond du discours échangent des paroles aussi chimiques que l’eau des sources), arguer d’une illusion d’oreille ou d’œil (il faudrait des sens intermédiaires, ni le toucher ni l’odorat, ni les autres, un mélange) ne m’empêchera pas de poursuivre la chimère d’un livre engagé dans le relief (le volcanisme du Forez s’expliquerait-il ainsi ?) dont j’entends le murmure végéral, les chaumes, quand la phrase s’éternise en phrases — les longueurs tant décriées de l’Astrée, ses engourdissements d’argile et de sable —, de sorte que plus personne ne sait de quoi il est question, à part l’écho, signe d’une terre proche (sous quels mots les mottes ?), qui interroge encore, subtil arpenteur.

Revue de presse

La critique des médias

Michel Chaillou