Intermittences et nuage
Ce blog de mes lectures, vraiment trop intermittent. Mais le travail, la fuite des heures, l’actualité qui écrit si sauvagement pour vous ! Bref, aujourd’hui, je reprends …
Que penser d’un homme d’un autre temps qui s’efforce de tenir le journal de son âme? Et d’abord existe-t-elle vraiment cette part de son être où il prétend se réfugier sans cesse? Est-ce elle qui expire sur ses lèvres quand il se tait? Il appelle cela méditer, je dirais plutôt rentrer en soi comme un ours dans sa caverne. Car il juge les gens trop « hors », hors d’eux-mêmes, trop affairés à mener la barque de leur existence. Mais lui-même ne l’est-il pas toujours, dehors ? Lui qui mène une carrière politique de député, conseiller d’état, partagé entre son manoir familial de Grateloup près de Bergerac et les mondanités de la capitale, ayant permanente porte ouverte chez ceux qui nous gouvernent, sortant de chez un ministre pour aller dîner chez un autre, se frottant aux personnages les plus importants de son époque, mais s’y montrant le plus souvent timide, gauche, embarrassé, faisant lire ses discours par un collègue à la tribune du Corps Législatif. Un nuage l’obscurcit, un nuage intérieur qui a ses éclairs, ses orages. Il avance en se parlant, en se parlant à tâtons dans la nuit de son être et ce sont ses notes arrachées au papier qu’il nous livre.
Il se maria deux fois. A peine sait-on que sa deuxième épouse existe à ses côtés. Il a deux filles. Rare qu’il mentionne leur présence à Grateloup comme à Paris, les portes battent sans doute pourtant autour de lui. Des vivants les repoussent, les ouvrent, les referment, des fenêtres encadrent le printemps, l’automne, l’hiver, il n’entend pas, penché sur ses mondes intérieurs, le dedans a subjugué le dehors. Car il y a deux vies, pense-t-il, l’intérieure et l’extérieure. Il pleut, il vente, il neige, il a froid, il a faim, il fait un clair soleil et lui se tient tout droit drapé dans sa solitude.
Il n’a pas le génie d’une autre célébrité du sud-ouest, Montaigne, qui gîtait pas si loin de son manoir ancestral. Sa phrase reste sèche, abstraite, mais peu à peu on se laisse convaincre, émouvoir par son pathétique. Ce n’est pas un démocrate, il a connu la Terreur, la révolution de 1789. Comme royaliste, il aurait défendu Versailles contre les patriotes et pourtant l’humanité, au sens le plus noble du terme, jase en lui.
Et les jours défilent, les années. C’est sur la scène intérieure de son être que se joue pour lui l’essentiel, le conflit d’ombres dont il cherche à démêler l’obscure clarté. D’ailleurs autant l’écouter, le 15 janvier 1817, il notait ceci :
J’ai eu, ces deux jours, ces moments heureux d’expansion interne et de lucidité d’idées, qui ne m’arrivent que quand je suis seul, en présence de mes idées. J’appelle cela être en bonne fortune avec moi-même. J’ai toujours eu la disposition à retenir en moi les impressions et les idées. L’expansion est toujours plus ou moins lente, difficile et embarrassée. C’est un véritable instinct, qui me tient renfermé en moi-même et qui empêche l’expansion des idées ou des sentiments. La plupart des hommes ne cherchent à concevoir, connaître ou travailler d’une manière quelconque leur intelligence que pour la produire au dehors. Alors qu’ils semblent penser le plus profondément, c’est encore l’effet extérieur qui les occupe. […]
L’emploi de leur vie est d’arranger les phrases et ils tournent toujours leurs pensées dans le moule grammatical ou logique, bien plus préoccupés des formes que du fond […] Je me trouve contrasté avec ces hommes par une sorte de faiblesse naturelle. Ma sensibilité réagit peu au dehors, elle est occupée ou par des impressions internes, confuses, et c’est là l’état le plus habituel, ou par des idées qui me saisissent, que je renferme, que je creuse au dedans, sans éprouver aucun besoin de les répandre au dehors.
Qui parle ainsi ? Eh bien, c’est Maine de Biran, Marie François Pierre Gontier de Biran, dans le journal qu’il tient de 1807 à 1824. Il écrivait en mai 1824, quelques semaines avant sa mort, cette phrase :
Je suis conduit par mon sentiment intime actuel et par la liaison d’idées, dont je m’occupe à observer de plus près la manière dont l’âme est affectée à l’égard de son corps et, d’après les dispositions de ce corps, à diverses époques de la vie. Il est certain que dans la période actuelle mon âme hait son corps.
A vous, si vous voulez en savoir plus, d’aller dénicher en bibliothèque le Journal intime de Maine de Biran, publié avec une introduction et les notes d’un de ses lointains parents, A. De la Vallette-Monbrun (Librairie Plon, 1931). Il y a aussi Gallica, me souffle ma femme.