Qui parle là-bas ?
Ce texte de Michel Chaillou a été lu en clôture de la cérémonie d’hommage qui s’est déroulée le 16 décembre 2013 au cimetière du Père-Lachaise. Il ouvrait un recueil de nouvelles tout juste commencé.
QUI PARLE LÀ-BAS ?
Un bruit lointain, une rumeur, un tapage de l’âme, à peine des mots, l’ombre de plusieurs voix qui s’invectivent. Qui parle là-bas? Mais là-bas où est-ce ? J’écoute. J’écris que j’écoute. Comment faire entendre à mon papier ces pourparlers des confins ? Qu’au bout de mes doigts, la page en résonne magistralement entre ses marges. Si je hausse le ton seulement d’une virgule, aussitôt je les perds. La faute à l’océan qui mange le bas de mes fenêtres, chavire trop mes minutes. Alors attendre une heure moins déferlante ?
J’hésite. Des hommes et des femmes manifestement s’interpellent. Le ton semble vif ou parfois bassement mélancolique. Mettrais-je un nom sur celui-ci ? Celle-là ? A qui attribuer la longue flamme de cette phrase ? Le mur contre lequel sans doute elle ricoche ne m’en éparpille que les cendres : vocables à peine nés, murmures, exclamations, et de toute façon sans la braise de la question soulevée, l’objet même de l’altercation. En est-ce une d’ailleurs ? Il me semble pourtant percevoir une certaine chaleur du propos.
Je prête l’oreille, aiguise ce que je suis, mes idées sur la pointe des pieds cheminant dans la pénombre de mon être, tentant de clarifier au plus vite ce halo d’incertitudes. Ne serait-ce pas un tel qui converse avec une telle, j’ai leurs noms au bout de la langue. Mais cela se peut-il ? Pourtant il me semble identifier des accents inimitables, un ton, et la terre sous leurs pieds ne serait-ce pas ? L’écho bonimenteur qui ne sait que répéter, répète jusqu’à plus soif je ne sais quoi en effet de vaguement familier, à moins que je m’illusionne, que ma pauvre mémoire me joue des tours, que je croie entendre ce dont plutôt je me souviens dans la sécurité de ma pauvre chambrette .
J’ouvre les volets, respire un bon coup le grand large. Est-ce à mon sommeil dont je sors juste que je dois ? Quelle bêtise de ma part de vouloir aussitôt réveillé noter mes rêves ? Si ça se trouve, c’est du souvenir qui cause, discute, et pas des vraies gens d’aujourd’hui qu’on aborde dans la rue. D’ailleurs, celle-ci paraît déserte.
Je réfléchis. Depuis quelque temps, où que je sois, ailleurs, des voix d’autrefois m’habitent. D’abord une rumeur ai-je dit. Des voix qui se parlent, puis s’imprécisent, du silence, l’air d’un jardin, des arbres entrés en colloque qui mêlent, emmêlent leurs ramures, leurs feuilles. À moins que ce soit une place remuée remuante, car je viens juste de reconnaître les invectives du marchand de frites, bâti en hercule de foire qui apostrophe jusqu’aux tramways. Suis-je à Nantes, sur l’ancienne place Bretagne, un samedi de brocante ? Dans ce cas, une rue à traverser et c’est les Amis Réunis, quinze tables. Mais le troquet a disparu et ses verres tintinnabulants et ses cohortes de buveurs. Ma mémoire me joue des tours, serait-elle ivre d’avoir ingurgité trop de muscadet ? Est-ce mon souvenir qui picole à douze ans son jus de pomme à main gauche, oui tout de suite en entrant. Celle qui coude levé m’accompagne c’est mon aïeule maternelle, Alice, une opulente sexagénaire avec un discours déjà en zigzag . Il doit être midi. Le bouchon saute de l’instant. Va-t-on déjeuner ? Mais où ?
Je deviens insensiblement un vieil homme, la fleur de l’âge je l’ai depuis longtemps cueillie. Aussi pourquoi espérer contre toute logique d’autres floraisons ? J’écoute pourtant. L’idée deviendrait-elle à nouveau comme autrefois pétale, fleur du jardin, mouche, papillon, vent qui enlève ? Car en moi semble-t-il rien ne se fana. Mais sembler reste-t-il toujours mon verbe ? Qu’importe ! la porte bat encore pour moi de ce qu’importe ! En idée j’entrebâille, j’entrevois. Cette terre perdue est bien la mienne ; j ‘y reconnais des ombres familières. L’une tricote « Grand-mère grand ? » Je crie. Elle se retourne, un sourire vient vers moi qui n’est pas le sien. Où suis-je donc ? Un tas d’arbres entre en pourparlers avec une fenêtre. Le faubourg plus que la ville, du pavé qui bientôt se prolonge en terre, la campagne toute proche et ses bois perdus, une paroisse où je fus un temps enfant de chœur, des marches pour monter à l’église et une rue tout contre dangereusement en pente avant un fleuve. Le remuement de son eau noire. J’ai neuf ou dix ans. Les astres de la nuit scintillent aussi dans ma tête. Au réveil, j’emporte un morceau de lune, un éclat du soleil. « Que fait Michel ? » demande-t-on ? « Rien , il lit » répond Marie, Marie Gauvry, la femme de Joseph, mon aïeul, le fils présumable de Marie Logeais, mon arrière-grand-mère paternelle dont je ferai un roman. J’espère déjà envers et contre tous de chaque détour de phrase des événements avec marge où il fait bon s’asseoir. Et puis j’imagine, rêvasse. Voilà que j’entends les Tounis, mère et fille dans la piété de leur fidèle rez-de-chaussée debout sur leurs patins de feutre et leur éternel bouche à bouche derrière le jardin des Plantes. D’un peu en m’approchant, mais comment le pourrais-je, je crèche à des lieues ? Les noms me restent, pas les personnes. Une ombre parfois, le clair d’un, de plusieurs visages. Mais la parole s’est éteinte sur leurs lèvres. N’empêche, j’écoute, je tresse en moi cette écoute.
MICHEL CHAILLOU