Baudelaire en filature
Charles Asselineau (1820-1874), cet ami sensible de Baudelaire, lui consacra une biographie. Je viens de refermer ce petit livre publié aux éditions Le Temps qu’il fait dans leur collection « mémorables »avec une intelligente préface de Georges Haldas. Le ton en est simple et uni, loin et pourtant proche des émeutes de caractère de cet autre passant considérable.
Il avait le costume noir qu’il a longtemps porté : le gilet très long, l’habit à queue de morue, le pantalon étroit, et par-dessus le tout, un paletot-sac de bure dont il avait le secret.
Filer Charles Baudelaire à travers Paris c’était à l’époque, sans qu’on s’en doute, prendre en filature la poésie. Charles Asselineau ne l’ignore pas, qui croise cet homme au regard énigmatique sur le Boulevard, une fois au Louvre, d’autres fois dans de multiples cafés. Dans l’un d’eux, raconte-t-il,
Il me demanda avec une politesse des plus recherchées de m’offrir un verre de ce qu’il buvait.
La poésie (pardon, Baudelaire) habitait alors dans l’île Saint-Louis, quai d’Anjou, n°17 au troisième étage.
On y montait par un escalier de service à rampe de bois
Cette rampe de bois que j’eusse tant aimé tenir.
De quoi vivait-il ? On ne sait. Sait-on comment vit le poème ?
Il lançait ses lectures à la gueule de n’importe qui. Ainsi, fou d’Edgar Poë, il le demandait au tout venant : « Avez-vous lu … » et
où qu’il se trouvât, dans la rue, au café, le matin, le soir, il allait demandant : « Connaissez-vous Edgar Poë et selon la réponse, il épanchait son enthousiasme ou pressait de questions son auditeur.
Il traduisait alors Le Scarabée d’or, cherchant dans son français l’ombre d’outre-mer de l’anglais, son écume.
Quiconque à tort ou à raison était réputé informé de la littérature anglaise ou américaine était par lui mis littéralement à la question. Il accablait les libraires étrangers de commissions et d’informations sur les diverses éditions des œuvres de son auteur dont quelques-uns n’avaient jamais entendu parler. J’ai été plus d’une fois témoin de ses colères … Comment pouvait-on vivre sans connaître par le menu Poë, sa vie et ses œuvres ?
Un jour on lui signale l’arrivée dans un hôtel du Boulevard des Capucines d’un écrivain américain qui devait avoir connu Poë :
Nous le trouvâmes en caleçon et en chemise, au milieu d’une flottille de chaussures de toutes sortes qu’il essayait avec l’assistance d’un cordonnier. Mais Baudelaire ne lui fit pas grâce : il fallut bon gré mal gré qu’il subît l’interrogatoire entre une paire de bottines et une paire d’escarpins [….] Je me rappelle notamment qu’il nous dit que M. Poe était un esprit bizarre et dont la conversation n’était pas du tout conséquioutive. Sur l’escalier, Baudelaire me dit en enfonçant son chapeau avec violence : – ce n’est qu’un Yankee.
C’était comme des accès de fureur poétique qui le faisaient s’agiter entre les barreaux de prison de la réalité. Il manquait d’espace, il étouffait.
La vie de Baudelaire mérite d’être écrite, assure Charles Asselineau, «parce qu’elle est le commentaire et le complément de son œuvre.» Et il ajoute qu’il n’était pas l’un de ces écrivains assidus qui passent leur vie devant leur pupitre…
Son œuvre, on l’a dit souvent, est bien lui-même: mais il n’y est pas tout entier. Derrière l’œuvre écrite et publiée il y a toute une œuvre parlée, agie, vécue, qu’il importe de connaitre, parce qu’elle explique l’autre et en contient, comme il le dit lui-même, la genèse. »
C’est cette œuvre parlée, agie, vécue qui est le sujet torrentiel de ce petit livre d’Asselineau. 129 pages des faits et gestes de Baudelaire qu’on suit par le menu avec une émotion qui grossit comme un nuage. Dans Paris il est partout et nulle part. Un coin de rue le dérobe et quand le soir dans les brasseries allume ses lumières c’est encore lui qui tourne casaque (j’allais écrire « cosaque »), et qui sort tumultueux dans les hasards de la ville.
Il promenait sa pensée de spectacle en spectacle et de causerie en causerie. Il la nourrissait des objets extérieurs, l’éprouvait par la contradiction; et l’œuvre était ainsi le résumé de la vie ou plutôt en était la fleur.
Et Charles Asselineau parle des méthodes de travail de Baudelaire, analogues à celles de Gérard de Nerval, pense-t-il,
L’habitude systématique chez certains écrivains de colporter les sujets, de les causer, de les cuire, si je puis ainsi parler, à tous les fours, en les soumettant au jugement des grands et des petits, des lettrés et des naïfs.
Baudelaire travaillait en dandy, ce mot mobilisait très souvent ses lèvres, il le prenait dans un sens héroïque.
Le dandy était à ses yeux l’homme parfait, souverainement indépendant, ne relevant que de lui-même et régnant sur le monde en le dédaignant. L’écrivain dandy était celui qui méprise l’opinion commune et ne s’attache qu’au beau, et encore selon sa conception particulière.
Baudelaire ou l’énigme de la poésie, atteinte et pourtant toujours en fuite.