Oublier l’Ogre au profit du Petit Poucet
La plupart des auteurs ne se préoccupent pas du chemin mais seulement de sa destination qu’ils tentent, avec le plus d’intrigues possibles, d’atteindre au plus vite. J’appartiens à la tribu contraire, à celles et ceux qui se soucient de la phrase au point d’en oublier parfois la destination ou du moins n’y parviennent qu’après avoir longuement paressé le long du chemin. On peut ranger les best-sellers si aimés de l’Ogre grand public dans la première catégorie et les livres qui privilégient la mise en émoi de la page et qui retiennent de ce fait l’attention d’un nombre de lecteurs moins conséquent dans la seconde.
Hier, le hasard, qui mêle souvent ses doigts aux miens, m’a fait repêcher dans les tréfonds de ma bibliothèque une nouvelle de Julien Green «Christine » qui figure dans un livre de la collection Points (n° 190) intitulé Le langage et son double. Elle s’engage ainsi :
La route de Fort Hope suit à peu près la ligne des récifs dont elle est séparée par des bandes de terre plate et nue. Un ciel terne pèse sur ce triste paysage que ne relève l’éclat d’aucune végétation, si ce n’est, par endroits, le vert indécis d’une herbe pauvre. On aperçoit au loin une longue tache miroitante et grise; c’est la mer.
Est-ce le ton, le battement lointain des vagues, la morne étendue du rivage qui m’engagèrent à poursuivre ma lecture pour en savoir plus sur cette terre sans espérance ?
Nous avions coutume de passer l’été dans une maison bâtie sur une éminence assez loin en arrière de la route.
Tout me semble en arrière, le bâtiment a été édifié en 1640, l’herbe autour pousse depuis des siècles et le vent qui habille la vieille demeure de sa frénésie n’apporte pourtant aucune note d’optimisme (l’on dirait qu’il souffle sans y penser vraiment, qu’il a la tête ailleurs), d’autant que la bâtisse porte en exergue autour d’un œil de bœuf ces mots gravés
dans la matière la plus dure qui soit au monde, le silex de Rhode Island : Espère en Dieu seul.
On pressent qu’on va assister à une histoire de bout du monde, un drame des lointains dont on ne parviendra jamais à déchiffrer l’horizon. En effet dans cette vieille maison puritaine, un enfant de treize ans (est-ce Julien Green ?) qui passe ses vacances en compagnie de sa mère enfermés dans ce tas de pierres grises va voir surgir un beau soir, et ce soir ne sera jamais un matin, sa tante, dont il n’aime pas le visage pourtant beau, suivie d’une petite fille blonde, et le feu de paille de sa blondeur va lui incendier l’âme, de sorte que le récit va devenir celui de son âme tâtonnant dans les noirs de cet édifice.
La petite fille le regarde mais semble ne pas le voir, ou alors le voit avec quelqu’un d’autre à côté de lui, qui est lui et pourtant pas lui, un double en quelque sorte, une ombre. En apparence pourtant tout est clair, il s’agit de sa cousine, et pourtant l’on croirait cette créature chue d’une autre planète. Que va-t-il se passer dans cette maison fortifiée par le silence et l’âpreté des paysages qui l’entourent ? Une histoire hors du commun sans nul doute, sera-ce même une histoire ? Quelque chose de plus véridique peut-être, un trouble romanesque, une fièvre de l’insolite, que sais-je encore ? Un enchantement dont on perçoit peu à peu le chant profond, impossible à chiffrer en musique.